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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
L'Atelier

de Laurent Cantet
France, 2017, 1h53

L'analyse consacrée au film de Laurent Cantet, L'Atelier, propose aux spectateurs et spectatrices du film une réflexion sur la manière dont le personnage peut incarner de façon très individuelle des tendances présentes sous diverses formes chez une partie de la jeunesse occidentale.

Le film en quelques mots

À La Ciotat près de Marseille dans le sud de la France, Antoine participe à un stage avec un petit groupe chargé d'écrire un roman policier avec l'aide d'Olivia, une célèbre écrivaine parisienne. Celle-ci voudrait que ce groupe de jeunes gens en recherche d'emploi construise l'intrigue policière de ce roman autour du passé industriel de la cité, mais cette nostalgie ouvrière ne semble pas intéresser Antoine, jeune adulte plus concerné par les soubresauts et les craintes du monde moderne. Peu coopératif, il est assez vite rejeté par le groupe à cause notamment du contenu des textes qu'il propose et dont la violence latente choque son auditoire.

À travers le personnage d'Antoine, les auteurs du film, Laurent Cantet, le cinéaste, et Robin Campillo, son coscénariste, distillent tout un propos et une réflexion sur la jeunesse française, sur les rapports entre les classes sociales mais aussi sur la littérature. Il nous semble donc opportun de construire un portrait du jeune Antoine.

Rappel de quelques scènes significatives

Antoine …

  • joue aux jeux vidéos dans sa chambre, parfois seul, parfois en réseau ;
  • fait la planche dans les calanques ;
  • passe la plupart de son temps dans sa chambre ;
  • fait des abdos devant un programme sportif payant sur internet ;
  • danse et chantonne en écoutant de la musique au casque ;
  • se regarde dans le miroir ;
  • regarde le clip de recrutement de l'armée de terre sur internet ;
  • n'aide pas les autres membres du groupe à transporter le mobilier pour installer l'atelier dans le jardin mais s'assied directement sur une chaise déjà installée ;
  • n'est pas d'accord avec le tour que prend la conception du roman (situer l'action à La Ciotat-même, évoquer le passé industriel de la ville, faire du racisme le mobile du meurtre) ;
  • bronze dans les calanques ;
  • se filme en train de plonger ;
  • fait des abdos dans les calanques ;
  • regarde une vidéo de Luc Borel (un personnage inspiré de l'essayiste d'extrême-droite Alain Soral) sur internet ;
  • dessine une momie d'après photo ;
  • reste à l'écart du groupe pendant la visite guidée des Chantiers Navals de La Ciotat2 ;
  • part dans la direction opposée à celle du groupe et continue la visite de son côté ;
  • visite seul l'intérieur d'un yacht ;
  • regarde une interview télé d'Olivia sur internet ;
  • laisse sa petite sœur grimper sur son lit, lui parle du livre qu'il lit ;
  • participe à une fête organisée par son cousin ;
  • s'occupe du fils de son cousin pendant la fête ;
  • regarde un documentaire d'archive sur les Chantiers Navals de La Ciotat sur internet ;
  • écrit un premier texte assez violent qu'il lit au groupe lors d'une session de l'atelier ;
  • manque de se battre avec Boubacar ;
  • espionne et filme Olivia et son ami en train de se baigner dans les calanques ;
  • suit Olivia jusque chez elle et la filme à son insu ;
  • de nuit, accompagne son cousin et ses amis sur un talus qui surplombe un camp tsigane et vise les personnes qui passent en contrebas avec un revolver ;
  • participe à un entrainement de tir clandestin sur la plage avec son cousin ;
  • critique Olivia sur sa manière d'écrire ;
  • traîne en chemin pour arriver en retard au rendez-vous que lui a fixé Olivia chez elle ;
  • très en colère, quitte l'atelier pendant que des journalistes interviewent Olivia et part marcher dans les calanques ;
  • se rend chez Olivia tard le soir et la menace d'une arme ;
  • kidnappe Olivia et l'emmène sur la plage ;
  • relâche Olivia ;
  • tire plusieurs fois avec son arme vers la pleine lune ;
  • rentre à pied chez lui ;
  • a écrit un texte et retourne à l'atelier pour le lire devant tout le monde, alors qu'il a manqué plusieurs séances ;
  • est engagé pour travailler sur un bateau qui quitte le port de La Ciotat et échange sereinement avec son collègue ;
  • depuis le pont du bateau, regarde s'éloigner la ville de La Ciotat.

Des scènes parlantes

Les scènes qui montrent Antoine au domicile familial sont assez éloquentes : elles se passent toutes, à une exception près, dans sa chambre. On ne voit Antoine parler à sa mère qu'une seule fois, lorsqu'il rentre de sa première journée à l'atelier et encore, c'est elle qui engage la conversation. Antoine lui répond laconiquement. On notera également qu'ils ne sont pas dans la même pièce lors de cet unique scène d'échange : sa mère est sur le balcon, Antoine dans le salon, son sac sur le dos, prêt à foncer dans sa chambre.

Les scènes tournées dans la chambre d'Antoine énumèrent ses différentes occupations : jouer aux jeux vidéos ; regarder des vidéos sur internet, comme le clip de recrutement de l'armée de terre, des vidéos de « Luc Borel » - une allusion à Alain Soral -, un programme payant d'entraînement pour muscler ses abdos ou encore l'enregistrement d'une interview d'Olivia dans une émission littéraire télévisuelle ; écouter de la musique au casque en dansant et en grommelant les paroles ; se regarder dans le miroir, lire, dessiner… Personne ne semble jamais entrer dans sa chambre à l'exception de sa petite sœur qui a même l'autorisation de monter sur le lit et de lui prendre des mains le livre qu'il est en train de lire. Pour Antoine, comme pour la plupart des adolescents et des jeunes adultes qui vivent en famille, la chambre est le lieu de repli idéal, où l'on peut se permettre d'être soi-même, où l'on ne doit rendre de compte à personne, où l'on peut parfaitement s'isoler du reste du monde. Un tel endroit est souvent « sacré » et les parents, le monde adulte donc, n'y ont pas droit de cité : le père d'Antoine, tout aussi costaud qu'il soit, respecte cette distance sans doute demandée par son fils et frappe à sa porte quand il veut le prévenir de la présence d'Olivia.

À l'extérieur, en dehors des scènes d'atelier, Antoine apparait également souvent seul. C'est ainsi le cas le premier jour d'atelier, lorsqu'il rentre seul à pied au lieu de prendre le bus comme et avec tous les autres ; plus tard, il se rend seul dans les calanques pour se baigner, s'entraîner et bronzer ; il se filme en train de plonger…

Par ailleurs, Antoine a un très bon rapport avec les jeunes enfants, comme il l'explique lui-même à Olivia pendant leur « interrogatoire-interview ». Son attitude avec les enfants contraste fortement avec celle qu'il a vis-à-vis de ses pairs et vis-à-vis des adultes : son visage s'illumine et se réchauffe à leur contact, il se met à sourire. Alors qu'il est d'habitude froid et distant, il réclame un baiser à sa petite sœur pour souhaiter la bonne nuit. Son corps se détend lorsqu'il prend dans ses bras Théo, le fils de son cousin ou qu'il danse avec lui au milieu du salon.

Enfin, la dernière séquence résonne différemment du reste du film : embarqué sur un gros porteur qui navigue vers le large, Antoine écoute attentivement et avec plaisir les commentaires de son nouveau collègue, noir et anglophone.

Un double portrait

Les scènes évoquées ci-dessus permettent de dresser un double portrait d'Antoine, psychologique et sociologique que l'on va à présent détailler.

Un portrait psychologique d'Antoine

Toutes ces scènes et informations que le film distille sur Antoine dressent en creux un portait psychologique du jeune homme : solitaire (selon ses propres mots, il n'est « pas du genre à avoir un tas de gens sur le dos »), taiseux (« Parfois, mon père m'engueule parce que je ne parle pas beaucoup à table. C'est vrai que je ne parle pas beaucoup. »), proche des enfants, sportif, attentif à son apparence physique, il s'intéresse aussi au dessin, à la musique et à la littérature. Photo du filmComme beaucoup de jeunes, il joue aux jeux vidéos et, « comme tout le monde », il surfe sur internet. Il ne semble pas avoir d'amis véritablement « à lui » mais partage plutôt la bande de potes de son cousin Freddy qu'il suit, au moins une fois, dans ses délires nocturnes violents. Introverti et solitaire, le jeune homme apparaît ici beaucoup plus comme un suiveur que comme un personnage potentiellement dangereux, contrairement à Freddy qui semble lui réellement impliqué dans la mouvance d'extrême droite, cela en dépit d'une parfaite intégration sociale (extraversion, grande sociabilité, famille, bande d'amis, etc.)

L'on peut également comprendre à de nombreuses reprises le désir d'évasion d'Antoine qu'il manifeste très souvent et dans différents aspects de sa vie : il ne souhaite pas que l'action du roman noir se déroule dans « sa » ville, cette ville qu'il connaît trop bien, mais loin, très loin de La Ciotat, aux États-Unis par exemple. La dernière scène est à ce titre, particulièrement édifiante : embarqué sur un bateau qui s'éloigne de la côte, Antoine a l'air franchement heureux. Cette scène est également très symbolique : Antoine prend le chemin du « reste de sa vie », de sa vie d'adulte.

Un portrait sociologique d'Antoine

Les scènes décrites précédemment peuvent être également lues sous un axe sociologique. Antoine, âgé d'environ 18 ou 20 ans environ vit avec ses parents et sa jeune sœur dans un logement social de La Ciotat, dans le sud de la France, à côté de Marseille. Il n'a apparemment pas entrepris d'études supérieures ou les a terminées et cherche du travail. Son précédent emploi, éducateur en centre aéré, s'est soldé par un échec. C'est dans ce contexte de recherche d'emploi qu'il a été « choisi » pour participer à cet atelier d'écriture.

Antoine se trouve dans une période de transition qui peut être vécue douloureusement. Ainsi, la distance qu'il met entre lui et ses parents (ou le monde adulte en général) et, à l'inverse, la grande affection et le respect qu'il porte aux enfants peuvent être symptomatiques de cette période de transition : encore étranger au monde des adultes par son manque d'activité professionnelle, il reste en revanche proche des enfants et donc aussi de sa propre enfance. L'attention qu'il leur porte semble témoigner de l'attention qui lui fait défaut et signifier que la jeunesse actuelle aurait bien besoin elle aussi de plus de soin et d'attention qu'elle n'en a aujourd'hui. Les « petits », donc également les personnes précarisées sont elles aussi très exposées de par leur isolement social et auraient besoin elles aussi de plus d'attention de la part de la société. Selon Émile Durkheim, sociologue du début du XXe siècle, le suicide dit « anomique » représente un risque plus important pour ces personnes isolées que pour le reste de la population.

Le caractère solitaire du personnage d'Antoine peut ainsi être mis en parallèle avec l'isolement, non volontaire, des personnes précarisées. Le côté taiseux d'Antoine peut évoquer quant à lui le fait que la voix des personnes précarisées a du mal à se faire entendre du reste de la société. Par ailleurs, en raison des stéréotypes négatifs qui circulent à leur égard, ces personnes ont plutôt tendance à se faire toute petites et à ne pas se faire remarquer.

Enfin, le fait qu'Antoine soit montré jouant à plusieurs reprises aux jeux vidéo peut aussi s'interpréter comme un comportement échappatoire et plus encore une forme de remplissage d'un temps qu'il faudrait « tuer ». Ses séances d'entraînement prennent des airs de lutte permanente comme si sa vie était un combat, ses plongeons en mer deviennent autant de tentatives plus ou moins périlleuses de « se jeter à l'eau » et les dessins de momies qu'il réalise une illustration métaphorique de sa condition inactive et immobile.

En quelque sorte, toutes les attitudes d'Antoine mettent en évidence le vide qui le cerne et l'empêche de se projeter dans l'avenir.

Au-delà d'un portrait

Une jeunesse blessée

À travers ce film, les auteurs cherchent manifestement à dresser le portrait de la jeunesse française en pointant plus particulièrement la faillite des repères traditionnels comme pouvaient en fournir par le passé de grandes institutions comme la famille ou l'école. Quelles attitudes les jeunes adoptent-ils face au vide laissé par une telle défection ? De quelle manière construisent-ils aujourd'hui leurs valeurs ? Quelles influences subissent-ils pour effectuer les choix qu'ils posent ? De quels outils disposent-ils pour élaborer leur représentation du monde ? Plus précisément, pour en revenir au film, comment se construit-on comme jeune adulte lorsqu'on vit dans un pays qui connaît une vague d'attentats comme la France ? Où va-t-on chercher les réponses à ses interrogations ? Comment peut-on résister, par quels moyens et stratégies, aux discours radicaux et extrémistes comme ceux par exemple de Luc Borel ? À travers le personnage d'Antoine, les auteurs établissent, semble-t-il, un parallèle intéressant entre le radicalisme des terroristes et le radicalisme de l'extrême-droite : le personnage le plus violent et le plus radicalisé du film, celui qui parvient le moins à exprimer ce qu'il ressent au quotidien, est sans nul doute Antoine qui, paradoxalement, accuse Fadi, de confession musulmane, de complicité et de complaisance à l'égard des terroristes (« tes amis », lui dit-il). Autre paradoxe, c'est Antoine lui-même qui dit pouvoir « imaginer que certaines personnes tuent juste pour voir ce que ça fait. ». Ici, Antoine se fait mal comprendre du reste du groupe car il essaie de dire que, de fait, certaines personnes sont capables de tuer « juste pour voir ce que ça fait ». Il ne dit pas qu'il se reconnaît dans un tel comportement.

Photo du filmÀ travers les multiples références aux Chantiers Navals de La Ciotat (souvent appelés les CNC dans le film), les auteurs semblent également questionner une jeunesse qui vit et a grandi dans une région au passé ouvrier et industriel intense. Ce passé est aujourd'hui révolu sans que la région n'ait connu aucune autre activité économique majeure. Contrairement aux générations précédentes ayant vécu dans cette région, ces jeunes adultes n'ont pas une identité forte et commune à partager. Ils ne se sentent appartenir à aucun « groupe », si ce n'est par procuration, comme Malika à travers les souvenirs de son grand-père; souvenirs des immenses tankers que ces ouvriers construisaient et souvenirs des luttes syndicales qui ont précédé la fermeture des chantiers.

Laurent Cantet et Robin Campillo montrent que dans ces conditions, les repères possibles dont nous parlions plus haut s'amenuisent, les liens entre les habitants se rompent, la société s'atomise, s'individualise et la solidarité devient exceptionnelle. Le taux de chômage grimpant en flèche, les jeunes des classes anciennement ouvrières « se cherchent » autant qu'ils cherchent du travail. Or la société n'a guère que des jobs précaires à leur offrir, ce qui représente un terrible frein à leur épanouissement personnel mais aussi à leurs possibilités d'insertion sociale. Ainsi, le témoignage d'Étienne, à propos de l'utilité de l'atelier d'écriture : « Ce sera toujours mieux que de couler du béton toute la journée », lâche-t-il. Étienne pointe ici du doigt le fait qu'il n'apprend pas le métier de maçon mais qu'il a pour unique tâche de « couler du béton toute la journée », laissant sous-entendre que ce béton, d'autres travailleurs l'utilisent pour construire des maisons, des bâtiments, des infrastructures de toute sorte. Dans la réalité, ce que vit Étienne correspond aux tâches dévolues aux apprentis maçons. Mais l'on peut estimer aussi qu'en plaçant ces propos dans la bouche d'un de leurs personnages, les auteurs du film ont fait le choix délibéré de rendre compte d'une forme de saucissonnage extrême des tâches, qui ferait perdre tout sens et donc tout intérêt à ces métiers de la construction au profit d'une meilleure productivité censée, entre autres, découler du grand « turn over » qu'elle permet parmi des employés intérimaires devenus de facto facilement interchangeables. Ce découpage du travail de construction en tâches multiples et sans finalité autre que celle de préparer une étape complètement étrangère à celui qui accomplit cette tâche peut aussi être interprétée comme un questionnement, une métaphore de la situation des jeunes d'aujourd'hui dans la société : empêchés de « construire » au propre comme au figuré, comment peuvent-ils « construire » leur vie et se réaliser en tant qu'adulte ? Quelles perspectives s'offrent à eux en dehors de la répétition à l'infini des mêmes tâches dénuées de sens ?

Ainsi, à travers ses comportements individualistes à l'extrême, son refus du collectif pendant la majeure partie du film, son isolement et sa perméabilité aux discours radicaux, le personnage d'Antoine semble cristalliser toutes les conséquences sinistres du délitement de la classe ouvrière, devenant en quelque sorte l'incarnation de toute une génération perdue et précarisée suite au déclin économique d'une région autrefois florissante.

Olivia et Antoine, deux mondes qui s'observent mais ne se rencontrent pas

Olivia Déjazet, âgée d'environ quarante ans et issue de la bourgeoisie parisienne est une célèbre romancière. Chaque fois que l'un de ses ouvrages paraît, elle est invitée sur les plateaux télévisés des plus grandes chaines nationales. Alors qu'elle prépare son prochain roman, elle accepte d'animer un atelier d'écriture dans la ville de La Ciotat avec de jeunes adultes en recherche d'emploi.

Antoine vit une situation complètement opposée à celle d'Olivia : jeune, inexpérimenté, issu d'une famille modeste, sans aptitudes particulières, sans « métier » dans les mains, sans diplôme d'études supérieures, Antoine est « exposé », au propre comme figuré, aux aléas de la vie. Plusieurs scènes du film le montrent d'ailleurs réellement « exposé » : à la lumière du soleil, se laissant porter au gré des vagues, se déshabillant complètement pour nager dans les eaux froides du matin…

Olivia et Antoine vivent donc, de par leur âge, leur genre, leur statut social mais aussi leurs histoires personnelles, des expériences du monde très différentes, voire opposées. Olivia est en quelque sorte déjà « arrivée quelque part » : sa carrière est lancée, elle est reconnue, publiée, financièrement très aisée (elle se permet même d'animer cet atelier alors qu'elle pourrait être «mieux payée ailleurs», dit-elle). Elle n'a rien à prouver. Sa vie n'a rien d'angoissant ni d'incertain. Issue d'une classe sociale très aisée, peut-être n'a-t-elle même jamais perçu que son avenir pouvait être réellement incertain, à l'inverse d'Antoine qui a bien du mal à se projeter sereinement dans l'avenir.

On se souviendra peut-être aussi de cet échange qui a lieu pendant l'atelier : Olivia assure à Antoine que le propre du pouvoir de l'imagination, c'est aussi de pouvoir faire « de son quotidien une aventure ». Étienne, un autre participant, éclate de rire tant le rapprochement des termes « votre quotidien » et « aventure » lui paraît grotesque. Manifestement, le quotidien des jeunes et celui d'Olivia sont très différents, leurs réalités et expériences de la vie sont radicalement opposées : même de manière imaginaire, il leur semble impossible d'échapper à leur réalité.

Par ailleurs, Antoine éprouve un réel intérêt pour cet atelier et lorsqu'Olivia en « avoue » en interview la vocation plus sociale que littéraire, Antoine se sent trahi et quitte brusquement l'atelier pour se rendre dans les calanques.

Une philosophie de l'absurde : l'Étranger d'Albert Camus

Antoine accumule mécaniquement différentes occupations sans rapport entre elles : dessin, abdos, musique, internet, jeu vidéo… Dès qu'il le peut, il parcourt de longues distances à pied, se baigne, bronze… comme pour tuer le temps ou le combler, peut-être par peur du vide. Ses longues marches à pied donnent même l'impression qu'Antoine cherche à « perdre » du temps, là où la plupart des gens essayent d'en gagner. Il assiste de loin à un match de tennis amateur alors qu'il devrait déjà être arrivé chez Olivia : ici encore, il perd du temps, comme si ses journées étaient démesurément longues et qu'il ne savait comment les remplir.

À la fin du film, à travers un texte de fiction qu'il a écrit, Antoine révèle à Olivia ainsi qu'aux autres membres de l'atelier l'ennui profond qui l'habite, la lassitude qu'il ressent à emprunter, toujours seul dit-il, des chemins connus, archi-connus. C'est seulement à ce moment du film qu'il est donné au spectateur de mieux comprendre ce qui lui échappait jusque-là : le mal-être formulé d'Antoine mais aussi le déni de ce mal-être de la part du jeune homme. L'écriture permet ainsi à Antoine d'enfin mettre des mots sur son ressenti tout en lui dégageant une perspective d'avenir. Parallèlement, en même temps qu'Antoine en quelque sorte, le film se met lui aussi à « parler » et à se dévoiler un peu plus au spectateur.

Toujours dans ce texte, Antoine imagine l'histoire d'un homme qui en tue d'autres par ennui, « juste pour voir », sur un coup de tête. Ces formulations mais aussi l'énumération des activités qu'Antoine enchaîne les unes aux autres sans véritable implication et surtout l'apparition de la violence physique à la fin du film ainsi que la scène de nuit sur la plage et les coups tirés vers la lune, pourront être rapprochés du roman l'Étranger d'Albert Camus[1]. Dans l'Étranger, qui se déroule en Algérie sous la colonisation française, Meursault, le personnage principal, mène une vie simple sans émotions apparentes : l'annonce du décès de sa mère au début du roman ne semble pas l'affecter. Il partage ensuite son temps entre son travail, de longues siestes, des baignades, la contemplation du ciel en fumant depuis son balcon... jusqu'au jour où il se retrouve mêlé de façon absurde à un règlement de compte auquel il est totalement étranger. Soudain, sans que rien d'autre que la très forte gêne éprouvée sous les ardents rayons du soleil d'une plage en plein été ne vienne expliquer son geste, il tue un homme, un Arabe, d'un coup de revolver et puis tire encore quatre autres balles dans le corps inerte. La plage, le déchaînement soudain et inattendu de violence de la part d'un homme « sans histoire », l'absurdité de coups de feu tirés vers la lune ou sur un cadavre mais aussi les errements tant physiques (longues promenades) que psychologiques des deux personnages principaux permettent sans doute de rapprocher les deux œuvres.

Albert Camus a par ailleurs théorisé la philosophie de l'absurde, une réflexion liée au courant de pensée existentialiste. Dans ces textes[2], l'auteur s'interroge sur le sens de la vie, qui constitue à ses yeux la question philosophique la plus fondamentale. Partant de là, il interroge également le suicide en tant que réponse logique à l'absence de sens : si la vie se révèle absurde, l'homme qui en prend conscience doit-il se suicider ? Dans cette situation, faut-il s'appliquer à suivre jusqu'au bout, « jusqu'à l'absurde », un raisonnement apparemment logique et dans quelle mesure le suicide peut-il jamais constituer une réponse logique à aucune situation ? Camus explique également que si l'esprit a pu décider de la validité du suicide comme réponse à l'absurdité de la vie, le corps, lui, est beaucoup plus difficile à convaincre ! Ainsi, comme on l'a remarqué plus haut, Antoine se raccroche énormément aux activités et aux sensations physiques, comme s'il avait trouvé là un moyen de se rassurer.

Antoine peine à donner du sens à sa vie, elle lui échappe, lui glisse entre les mains. Les menues activités qu'il empile les unes sur les autres sont comme autant de leurres qu'il emploierait pour se donner l'illusion qu'il contrôle sa vie, qu'il possède une capacité d'action sur son environnement. Ainsi la métaphore du jeu vidéo aperçu au tout début du film : contrairement à ce qu'il éprouve au quotidien, Antoine y est le seul maître à bord. Son avatar est un personnage puissant, autonome, qui maîtrise parfaitement son environnement et parvient à se rendre où il l'a décidé. À l'inverse, Antoine n'a pas de prise réelle sur sa vie, notamment en raison des circonstances (il est jeune, n'a pas de travail …) mais aussi parce qu'il ne formule pas, même pour lui, cet ennui, cette sensation que la vie est dénuée de sens et qu'il est condamné à revivre éternellement les mêmes choses (comme Sisyphe dans le mythe analysé par Camus), sans raison. Comme si, pour les auteurs du film, « mettre des mots », c'est-à-dire prendre conscience de sa situation, était déjà une manière de donner du sens à sa vie et de s'ouvrir un chemin. La séquence qui suit la lecture du texte est par ailleurs explicite à ce propos puisqu'Antoine a trouvé un travail, un mode de vie qui lui convient. Cette scène du départ a également une autre portée symbolique : pour devenir adulte, il faut « couper le cordon », « quitter le nid familial ».

Controverses littéraires

Cet atelier d'écriture, animé par la romancière fictive Olivia Déjazet dans le film, vise à amener ces jeunes gens à écrire un roman policier qui sera publié. À de nombreuses reprises dans le film, certains personnages, dont principalement Antoine et Olivia, vont exprimer des points de vue sur la littérature, sur ce qu'ils attendent ou pas du roman à produire.

Photo du filmUn premier débat, au tout début de l'atelier, se tient à propos du cadre principal du roman : la ville de La Ciotat ou beaucoup plus loin, aux États-Unis par exemple ? Olivia semble apprécier l'idée émise par un des participants de situer l'action du roman à La Ciotat, dans le chantier naval. Antoine souhaite au contraire que leur histoire se passe très loin de cette ville, de leur quotidien, de ce paysage qu'ils connaissent trop bien. Pour lui, écrire un roman n'a de sens que si on en situe l'action dans un espace qui vous est totalement étranger, qui laisse la part belle à l'imagination, rompant avec ce qui représente, selon lui, la banalité, le quotidien. Olivia lui objecte qu'il faut aussi de l'imagination pour écrire une fiction qui se passe dans un environnement que l'on connaît bien : c'est possible, dit-elle, de « faire de son quotidien une aventure ». À ces mots, Étienne éclate de rire, tellement le rapprochement des termes « votre quotidien » et « aventure » lui paraît grotesque (voir commentaire groupe 2 page15 également à ce propos). Antoine, peut-être parce qu'il désire quitter La Ciotat et la vie qu'il mène là-bas (même si ce n'est pas encore clair pour lui à ce moment-là), défend l'idée que pour écrire une « vraie » fiction, celle-ci devrait avoir lieu dans un lieu complètement étranger, comme une ville qu'on ne connaîtrait que de nom par exemple (il cite Boston, Washington et New York). Or, il n'est pas d'œuvre de fiction qui ne se base un minimum sur des éléments réels et connus de tous. Même dans les œuvres de science-fiction les plus échevelées, une part de réel se niche forcément quelque part, ne serait-ce que dans le langage utilisé pour transmettre cette histoire et la rendre compréhensible par tous !

Les débats mis en scène dans le film illustrent donc bien la tension présente dans toute œuvre littéraire (mais aussi cinématographique) entre, d'une part, l'imaginaire qui sous-tend nécessairement la création artistique, et, d'autre part, la réalité qui, sous une forme ou sous une autre, de façon partielle et ou très large, fait partie de la représentation artistique. Cette tension est également présente dans l'attitude des lecteurs ou spectateurs qui privilégieront soit la distraction et l'évasion (dans la fiction), soit la réflexion et l'analyse par rapport à la réalité représentée. Enfin, le film de Laurent Cantet lui-même s'inscrit dans cette opposition car, si le personnage d'Antoine (mais aussi les autres) est évidemment fictif, on doit sans doute considérer qu'il est représentatif de certains jeunes dans une situation similaire et même que les questions qu'il se pose ou simplement les sentiments qu'il éprouve peuvent être plus ou moins partagés par beaucoup sinon par tous les spectateurs et spectatrices.

Une deuxième opposition, qui redouble en partie la précédente, est bien mise en évidence dans les débats entre les personnages du film : l'auteur d'un roman, d'un film, est-il responsable dans tous les sens du terme de ce qu'il écrit ou de ce qu'il met en scène ? Cela concerne en particulier la représentation de la violence ou du mal en général. Boubacar soupçonne ainsi Antoine d'avoir été « complaisant » vis-à-vis des scènes ultra violentes qu'il décrit dans son texte et d'avoir éprouvé un plaisir malsain au moment de l'écriture (« On dirait que ça t'a fait bander d'écrire ça ! »). Antoine juge alors que la posture de Bouba est hypocrite, rappelant qu'un des films préférés de ce dernier n'est autre que Scarface8 de Brian De Palma, un film sans doute tout aussi violent que les propositions d'Antoine. Malika quand à elle estime que le texte d'Antoine n'est « pas mal » mais qu'il a franchi certaines limites. Ce genre de débats est très présent dans le domaine artistique où l'on s'interroge fréquemment sur les limites de la représentation. Les artistes ont-ils le droit de mettre en scène, de représenter, d'illustrer des « choses » – on peut penser à la nudité, à la violence, au mal, à toutes sortes de tabous par exemple religieux – qui peuvent heurter la sensibilité de certains lecteurs ou spectateurs ? Cette question peut s'appliquer au film lui-même, à l'Atelier : on remarque ainsi que plusieurs séquences frôlent la violence, créant un suspense chez le spectateur se demandant si le film va basculer dans l'irréparable (comme c'est le cas de L'Étranger de Camus dont le personnage principal, Meursault, tue apparemment sans raison). Lorsqu'Antoine et ses copains surplombent le camp de Tsiganes et surtout quand le jeune homme enlève Olivia et l'emmène dans la nuit sous la menace d'un pistolet, on peut se demander s'il va y avoir un passage à l'acte (meurtre, suicide…). Il n'en est rien, mais il s'agit là d'un choix scénaristique sans aucun doute très conscient de Laurent Cantet de ne pas « céder » à la fascination de la violence, sans doute pour rester au plus près d'un réalisme du quotidien.

Lors de ce débat sur la violence du texte d'Antoine, Olivia amènera un nouvel élément de réflexion, allant dans le sens d'Antoine : l'auteur, dit-elle, n'adhère pas forcément aux gestes, aux opinions, aux sentiments de ses personnages, sinon « il faudrait interdire 80% des films, des œuvres d'art et enfermer tous les auteurs de roman noir, entre autres. » Elle souligne également qu'une fiction peut permettre à son auteur de dénoncer une réalité ou des comportements avec lesquels il est en désaccord. Il y a donc une tension possible entre les personnages représentés dans des films ou des romans, et leurs auteurs qui peuvent se tenir à distance de leurs personnages. Mais cette distance n'est pas nécessairement clairement indiquée : ainsi, on peut se demander si le réalisateur Laurent Cantet se sent plus proche d'Antoine que d'Olivia. Chaque spectateur aura sans doute sa propre opinion à ce propos, et différents indices présents dans le film permettent d'avancer des hypothèses dans un sens ou dans l'autre, mais il est clair que le film n'essaie pas de créer une adhésion immédiate à l'un ou à l'autre de ces deux personnages (comme dans un film avec des personnages héroïques). S'il y a distance et plus précisément une distance réflexive – nous devons réfléchir aux comportements d'Antoine comme à ceux d'Olivia –, la distance cependant n'est sans doute pas absolue comme ce serait le cas pour un biologiste observant des bactéries sous son microscope : les personnages sont fondamentalement humains, et, pour apprécier un tant soit peu le film, il faut être capable de s'attacher à eux, ne serait-ce que le temps de la projection. Ainsi, l'on observe fréquemment dans le domaine artistique, littéraire ou cinématographique, une tension entre l'adhésion (parfois naïve aux personnages) et une attitude plus distanciée ou réflexive qui est celle de l'auteur mais est également demandée aux lecteurs ou spectateurs.

Une dernière opposition artistique est bien questionnée et concerne le style même d'un roman. Lors d'une scène d'atelier tournée en extérieur, Antoine, qui a lu un des livres d'Olivia, en lit un passage à l'assemblée, voulant démontrer qu'elle aussi décrit des scènes violentes. Il lui reproche ensuite d'avoir employé un mot que personne, pas même elle, n'utilise dans la « vraie » vie, le mot « grenu », qui signifie « granuleux ». On pourrait formuler de la manière suivante la question d'ordre littéraire qui sous-tend la réaction d'Antoine : si, les œuvres littéraires doivent s'ancrer, comme le pense Olivia, dans la réalité la plus prosaïque, l'écrivaine devrait alors s'empêcher de recourir à des effets de style, à des « artifices », comme par exemple l'emploi de termes inusités dans le langage courant. Mais, pour Olivia, la littérature a justement cela d'intéressant qu'elle permet d'inventer, d'utiliser un langage différent du langage courant. C'est par exemple ce que font les auteurs de textes de rap et de hip-hop, qui utilisent le langage courant ou l'argot des banlieues mais les retravaillent d'une telle manière que leurs textes, tout en étant argotiques, prennent une dimension poétique. Ici aussi, la question peut également s'adresser au film de Laurent Cantet lui-même : le réalisateur recourt-il à des procédés de style cinématographique similaires à l'emploi du mot « grenu » par Olivia ? La réponse n'est sans doute pas évidente, et on laissera à chaque spectateur le soin d'y déceler la présence ou non de tels traits de style.

1. Albert Camus, L'Étranger, Paris, Gallimard, 1942.

2. Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942. Ce texte constitue, avec l'Étranger et Caligula, un « cycle de l'absurde ».

Affiche du film

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